Ô Ankhesenamon

FAUTE DE LIEU
projet que nous ne construirons jamais, courtesy de Toutânkhamon

Ô Ankhesenamon

Cette vie après la mort ne sera-t-elle finalement qu’une interminable errance ? Les cent saisons écoulées depuis l’expulsion de ma dernière demeure ont transformé mon paisible voyage vers l’au-delà une fête foraine ininterrompue. Je suis devenu le roi muet d’une caravane faisant étape pour le plaisir de peuplades inconnues défilant en hordes bigarrées, scrutant sans relâche mes atours funèbres et ma dépouille. Dernière halte notable,dans une cité d’Outre-Nil nommée Paris. « Toutânkhamon, le trésor du Pharaon – l’exposition des cents ans »proclame l’affiche vantant « l’exposition la plus spectaculaire jamais organisée sur le Pharaon » dans une« dernière tournée mondiale », où le visiteur est invité à« vivre mon ultime voyage vers l’au-delà » !!! Nous voilà donc posés, entre printemps et automne, dans une ancienne halle où l’on vendait les bœufs ! Pauvre Apis, s’il voyait ça ! Seul le vagabondage m’arrache aux sombres pensées, filles d’un sort maléfique. Flottant dans l’éther, j’explore le monde entourant notre cirque ambulant. Une fois, j’ai cru apercevoir notre chère Louxor, mais ce n’était rien d’autre qu’un temple obscur dédié au culte d’une divinité inconnue, célébrée par des fresques mouvantes et sans relief. Une parodie de spiritualité digne de ce monde païen ne vivant que pour se glorifier lui-même et ses marchandises. Seule exception dans ce désert spirituel, cette nécropole découverte à quelques coudées de notre halte. Une oasis dans un monde de cubes hideux, un seuil avant l’Ailleurs tracé comme une dune ou une douce colline. Spectre évanescent, je me suis glissé facilement dans cette exotique cité des morts où se déroulent les étranges rituels que je vais te narrer. Sache qu’ici les gens brûlent leurs morts, quand ils ne les enterrent pas. Même les maîtres de ce monde ne se font pas momifier ! Où est le soin dû à leurs Pharaons, le passage dans la vie éternelle ?

Un fleuve gris bruyant enserre ce Mont, la seule protection du lieu sacré et de son vert jardin, où tous semblent pouvoir rentrer — certains viennent manger sur sa pelouse, des enfants s’amusent à gravir des morceaux de bois reliés par des cordes. Deux chemins sinueux feignent d’égarer le visiteur indésirable, une ruse bien trop faible pour détourner l’importun du chemin rectiligne menant vers l’entrée, très visible, comme une voie royale ouverte aux pilleurs de sépulture. C’est que, bizarrement, les défunts de cette civilisation partent vers l’au-delà sans rien prendre avec eux : ni chars, ni sarcophages, ni fauteuils, ni réserve de riz. Des salles, qu’ils nomment ici funérarium, sont ouvertes pour présenter les défunts. Il est aberrant de voir que tous les rites et tous les cultes se confondent et peuvent utiliser ces lieux, chacun à leur guise, et ceci du plus humble au plus important des personnages. Imagine-t-on un Roi partager son temple avec un Hittite ou un Numide ? Avec le fils d’un paysan ?

Habitué à la magnificence de nos temples, je dois admettre avoir été impressionné au plus haut point par l’entrée dans ce Mont. Avant même de m’en rendre compte, j’étais au cœur de ce relief, entouré par la bienveillante lumière qu’Aton dispense dans toute cette grotte claire. T’ai-je décrit la multitude de tubes carrés pressés les uns aux autres dessinant le volume de ce relief ? Ils sont autant de cavités ménagées pour laisser les rayons de Râ envahir cette grotte illuminée par le pouvoir de notre dieu, jetant sur leurs dieux — un escalier chantourné qui trône dans la nef du temple, pour autant que je puisse comprendre — une lumière adoucie par l’apposition d’une espèce de parchemin au plafond de la salle principale.

Après la lumière, c’est la nudité de l’espace qui m’a le plus frappé. Toutes les parois sont dépouillées de peintures ou de sculptures, comme si elles avaient été effacées par des prêtres jaloux ! Je pense au nombre de pages noircies parla fresque ornant KV62, par ces mêmes barbares qui ne jugent pas utile d’honorer un seul dieu sur les murs de leurs mausolées ! Cette nécropole est à tout le monde : je comprends à peine ce partage, justifiant aux yeux de cette civilisation que l’on ne célèbre personne de particulier sur ces murs, je comprends encore moins que l’on ne dédie pas ces murs à un dieu. Sont-ils en pénurie de figures divines, et veulent-ils qu’on leur prête quelques-unes des divinités peuplant notre panthéon par centaines ?

L’antre de ce Mont, jusqu’où ma dérive m’a conduit, tient en une machinerie barbare : des fours qui consument les dépouilles. Une grande chaleur en émane par des tuyaux vers une destination qui m’est restée obscure. Laisse-les faire, et tu verras vite qu’ils sont capables d’utiliser ces vapeurs chaudes pour le confort de leurs maisons ! Plutôt que de m’attarder à ce niveau, j’ai voulu rejoindre un cortège se dirigeant vers la salle de la cérémonie. Si la salle principale du Mont m’était familière et agréable, rappelant dans sa lumière l’intérieur de nos temples, la salle des cérémonies m’a envoûté par son décor, sa lumière et ses nombreux sièges, rappelant les lits funéraires que j’avais pu placer dans ma petite KV62, une demeure bien petite du reste et sans aucune grâce, un lieu temporaire qui aurait fini par se faire éternel si Lord Carter ne m’en avait sorti de force.

Lors de ma visite, quatre obsèques se tenaient en simultané, chacune bien séparée de l’autre par une suite de salles toujours aussi dépourvues de nos figures sacrées. Les gens d’ici remplissent leurs musées de nos trousseaux funéraires, mais ignorent le culte qui lui donne sens ! Chacun suit d’ailleurs son rite, jouant des musiques sortant des murs, déployant ces bas-reliefs mouvants qui n’apparaissent qu’à l’obscurité. Le point culminant des cérémonies semble être atteint au moment où le sarcophage part vers l’au-delà, descendu au sous-sol par une plateforme le menant directement aux brasiers. Les obsèques se terminent dans une autre pièce, où l’on voit la remise des cendres aux proches du défunt.

Le tout ne prend que quelques heures, quand il m’a fallu 70 jours pour préparer mon départ vers l’Au-delà et ses épreuves. Réduits en poussière, sarcophage et dépouille tiennent dans une simple urne, guère distincte des dizaines installées dans KV62 ! Comment voyager dans ces conditions ? Certains insistent pour que leurs cendres soient remises au vent ! Toutefois, au sommet du Mont, j’ai découvert une construction recevant les urnes et perpétuant le souvenir des âmes passées. Un «columbarium », dont j’ai pu apprendre par des prêtres officiant en réunion dans une des salles du temple qu’il allait bientôt devenir « numérique ». Contrée inaccessible, cette Numérie réside tout entier dans l’éther. Son portail est gardé par des flammes vertes ou rouges clignotantes et tout un amas de fils, agencé assez laidement en dépit de leurs pouvoirs magiques qui semblent immenses. En Numérie, chacun aura le droit à une vie éternelle et pourra être vu par les descendants de ses descendants, sans pouvoir converser avec eux. Cette Numérie se visitera dans un autre lieu que le Mont, une forêt nommée l’Orée.

L’éternité pour tous ? Encore une étrange conception de ces habitants. La foule ayant évacué l’ancien abattoir servant de halte à ma caravane, j’ai quitté ce Mont envahi de pensées affolées. Finira-t-on par rendre virtuelle ma statue d’Amon, mes amulettes, ma maison ? J’ai finalement regagné ma dépouille et mes meubles, rassurés par la présence de ces objets fragiles et précieux, qui me suivent depuis trois millénaires. Si un de nos sculpteurs s’était trouvé à portée de main, je lui aurais demandé une sculpture du Mont, à joindre à mon trousseau de voyageur de l’au-delà… Voilà qui aurait intrigué Lord Carter !

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